Elle avait remarqué
en passant devant lui, l'écriteau qui mentionnait :
"Trente ans
et déjà sans ressources." Dès le premier jour, elle
avait donné un billet de cinquante francs. Elle aurait voulu
comprendre pourquoi si jeune et d'apparence robuste, cet homme
en était arrivé là ! Elle avait tenté un timide
"bonjour" en glissant son obole. Elle avait remarqué
la fraîcheur de son visage malgré les cernes causés sûrement
par le manque de sommeil et la mauvaise alimentation. Elle
aurait voulu pouvoir l'aider autrement, mais pour cela il
aurait fallu qu'il soit plus réceptif à son regard.
Aujourd'hui, notre
ménagère était bien décidée à en savoir plus. Il fallait
qu'il lui parle, qu'il se confie.
En cette semaine
de Noël, il fallait faire un geste humanitaire et ce serait
en la faveur de cet inconnu. Elle enfila son manteau et
descendit ses escaliers.
Arrivée à sa
hauteur, elle ouvrit son porte-monnaie et au moment de glisser
son billet, elle regarda son jeune protégé dans les yeux et
en souriant elle lui dit :
"Monsieur,
accepteriez-vous en plus de venir prendre une boisson chaude
avec moi. Depuis que vous êtes arrivé, le soleil ne s'est
encore pas montrer pour chauffer un peu la rue."
Etonné, le jeune
homme leva les yeux et répondit :
"Merci madame
de votre invitation mais je ne peux pas m'absenter longtemps,
c'est l'heure où il y a le plus de passants. Je n'ai pas
l'habitude que l'on soit si gentil avec moi. Ca m'a fait
plaisir que vous m'appeliez monsieur."
L'interlocutrice
poursuivit
"Ne vous faites pas de soucis pour votre timbale, je la
remplirais à notre retour. Venez avec moi. J'ai un fils de
votre âge et je ne voudrais pas le savoir dans votre
situation."
Elle le prit par
le bras et tout en marchant, elle lui dit :
"Depuis huit
jours, vous n'avez pas changé de place. Je vous vois de ma
fenêtre mais je n'osais pas vous aborder, vous me semblez si
malheureux. Je voudrais faire plus pour vous :
Pouvoir vous offrir un emploi, un toit pour vous abriter, je
n'ose pas vous demander où se passe vos nuits ! »
Pendant qu'elle
parlait, ils arrivèrent au Café, s'installèrent à une
table un peu isolée, madame commanda un thé et un café, le
jeune homme fit signe que ça lui convenait et répondit :
"Comme j'aurai voulu entendre ses mots de la bouche de ma
mère. Je n'ai plus personne vers qui me tourner. Je n'ai plus
confiance. On m'a trop promit, j'ai été trop déçu.
Pourquoi vous intéressez à moi, Votre famille doit occuper
tout votre temps ? "
Détrompez-vous,
Je ne suis plus utile à personne : Mes enfants sont
partis vivre dans l'île de La Réunion et mon mari est médecin
en faisant des déplacements sur un an à travers la Brousse.
Voyez que j'ai tout le temps nécessaire pour m'occuper de ce
qui se passe en bas de chez moi."
Pendant qu'ils
parlaient, les deux chocolats fumants furent posés devant eux
avec une corbeille de viennoiseries. A la vue de ce petit
festin, notre jeune homme regarda tendrement sa compagne de
table et lui dit :
"Merci madame
de m'offrir ce moment merveilleux."
Désormais pour me
faire plaisir, il faudra supprimer madame et le remplacer par
Julie, d'accord."
En marquant un
temps d'arrêt, son voisin comprit qu'elle attendait de savoir
son prénom. Il lui dit :
Il y a tellement
longtemps que l'on ne pas demandé comment je me prénommais
que j'ai oublié de vous le dire, Julie, vous avez devant vous:
Damien le clochard.
En lui faisant les
gros yeux, Julie lui fit comprendre que le mot clochard était
superflu.
Tout en dégustant,
leurs collations, Julie apprit que son compagnon avait un très
bon niveau intellectuel. Les aléas de la vie avaient contribué
à des échecs successifs.
En quittant le Café,
Damien voulu reprendre sa place devant le mur de l'immeuble.
Julie le tira par sa manche et lui dit :
"Mon
appartement est au premier étage, je vous prie de me
suivre."
Damien essaya de
se dégager en disant :
"Non, Julie
vous en avez assez fait pour moi, je ne veux pas abuser de
votre gentillesse."
"Maintenant
que je vous connais, vous croyez que ce soir je pourrais
m'endormir en sachant que vous couchez dans un carton. Oui, je
sais, il y en a malheureusement plus d'un, mais pas...vous ! »
Quand Damien découvrit
le hall si accueillant par ces bibelots et la sculpture des
portes, il n'en revenait pas qu'un tel luxe puisse exister.
Julie continua la visite de l'appartement et en ouvrant une
porte, elle dit :
"Cette
chambre est-elle au goût de Monsieur, la salle de bain est
sur votre droite avec serviettes et peignoir assortis à la
tapisserie. Le petit déjeuner sera servit à huit heures. Si
cela vous convient, marché conclu ! Demain je téléphonerai
au Bureau de mon mari pour vous trouvez un emploi dans un
cabinet médical. Ce sera mon cadeau de Noël et je ne veux
pas que l'on me contrarie ! »
Pour toute réponse,
Julie vit deux grosses larmes coulaient sur les joues de
Damien.
Quand il eut
reprit ses esprits Damien dit à sa bienfaitrice :
"C'est trop
de bonheur, Julie. Moi, je n'ai rien à vous offrir en
retour."
Julie le prit par
la main comme un enfant qui a besoin d'être consolé :
"Promettez-moi
de passer une bonne nuit réparatrice et d'être au mieux de
votre forme pour vous présenter demain au Cabinet médical.
Votre bien-être sera ma récompense."
C'est comme ça
que deux jours plus tard, un nouveau Damien se présentait
devant Julie :
Un costume, une
chemise et une cravate ça vous change un homme à cent pour
cent. Il oublia vite son coin de rue. Avec sa première paie,
il prit un studio. Il commença à prendre son indépendance.
Les visites à Julie étaient fréquentes pour un repas ou une
soirée. Elle était toujours contente de voir aussi épanoui.
Elle était consciente qu'il fallait le laisser reprendre sa
vie en main. Elle ne pouvait pas tenir une place de mère ni
de petite amie auprès de lui. Il était son rayon de soleil,
loin de l'affection de ses enfants et de son mari. Lui savait
que c'était grâce à elle qu'il était redevenu un homme à
part entière. Mais il ne pouvait pas remplacer un fils ou un
mari malgré ses gestes tendres et affectifs.
Un jour, il vint
lui dire qu'un poste se libérait à 300kms de la ville et
qu'il avait accepté pour s'enrichir dans sa vie
professionnelle. Par un bel après midi de juin, ils se dire
"au revoir" avec l'espoir qu'il y aurait des
retrouvailles. Jamais une séparation n'avait été aussi émouvante
en sachant ce que l'un et l'autre perdaient en affection et il
fallait surtout dire adieu à cette présence physique qui
leur manquerait tant !
Il y eut des
lettres, des cartes postales et des appels téléphoniques,
d'abord journaliers et puis plus espacés au fil des mois. Un
jour se fut le drame :
Julie apprit par
un télégramme la mort de son mari en pleine Brousse suite à
une épidémie de fièvre. Le plus triste était que l'on ne
pouvait pas ramener le corps en France. Julie était obligé
de vivre avec cette nouvelle séparation, définitive, cette
fois.
Elle crut trouver
un peu de réconfort auprès de ses enfants mais ils étaient
très occupés par leurs métiers pour venir lui rendre une
visite affective. Ils ne lui proposèrent pas de la prendre un
peu avec eux dans leur paradis réunionnais. Elle s'en consola
en pensant que Damien saurait faire preuve de plus d'humanité.
Quelle fut sa déception quand elle entendit à l'autre bout
du fil :
"Désolé
Julie, je suis en plein déménagement, mon travail m'appelle
loin de la Métropole. Je ne pourrais même pas venir
t'embrasser. Quand je serai installé, je te le ferais savoir.
Au revoir."
Avec ces derniers
mots, tout s'effondrait autour de Julie. Il ne lui restait
plus que des souvenirs pour meubler sa solitude.
Souvenirs d'un
mari trop souvent absent et indifférent aux demandes
affectives de son épouse; indifférence des enfants trop vite
séparés du cocon maternel... Et maintenant l'indifférence
d'un ami qu'elle avait voulu façonner trop ...parfaitement,
peut-être !
Elle resta huit
jours sans ouvrir ses volets. La vue du monde extérieure ne
l'attirait plus. Elle restait plongée dans sa mélancolie car
elle ne reçut aucun appel, aucune carte postale, aucun signe
pour qu'elle puisse retrouver un semblant de vie.
Cela dura pendant
une semaine, un mois... un an, s'alimentant juste pour ne pas
dépérir. Et, un matin, malgré tout, un petit peu plus
courageuse que d'habitude, elle entrouvrit sa persienne et
qu'elle fut sa surprise de voir contre le mur un homme qui se
tenait debout dans une redingote froissée et à ses pieds...
une timbale en bois.
Quand Julie
referma sa fenêtre, elle était bien décidée à descendre
pour aller jusqu'à l'épicerie du coin, mais cette fois, en
remontant la rue pour éviter le mendiant. Elle ne voulait
rien savoir de lui ou ... Ne plus rien savoir.